Quatre mois aux pompes funèbres. Seize semaines à partager le quotidien de ceux qui assurent le dernier voyage. Conjoncture sanitaire particulière, la crise du COVID-19 vient donner un attrait particulier à ce job que je découvre sans la moindre expérience par le biais d'un ami : " viens bosser, ils ont besoin de bras en ce moment ".
5 avril 2020, quelques semaines après l'annonce du confinement total par le président de la république M. Macron, je me retrouve donc dans les bureaux d'une agence de transport spécialisée dans un domaine bien particulier, la mort. Après un entretien aux allures de test psychologique, on m'habille : costume noir affublé d'une cravate et de chaussures de villes coquées, pas de temps à perdre, je commence le lendemain.
C'est alors que pour plusieurs semaines je fais de mon quotidien la journée que personne n'a envie de voir venir. La vue de mon premier client est particulière. Je prends sur moi, après tout je ne le connais pas, aucune raison de s'émouvoir. Rapidement l'aisance de mes collègues et le côté routinier du job me raffermit, notre corps n'est qu'un emprunt je commence à le comprendre.
Une dimension culturelle que je ne soupçonnais pas vient également embellir l'expérience. J'en apprends beaucoup sur les mœurs liées à la mort des différentes confessions que l'on retrouve sur le territoire français ; catholiques, juifs, protestants, musulmans, personne n'envisage la mort de la même manière. Certains la fêtent, certains la pleurent, mais tout le monde en est témoin.
J'exerce donc ce métier en compagnie d'un ami. J'habite avec lui durant cette période de confinement; la principale cause de décès à laquelle nous sommes confrontés étant le virus corona, il est impensable de faire des allers retours entre la morgue et le domicile familial. Parmi nos proches, familles et amis, ce job suscite l'étonnement, l'incompréhension, la peur parfois. Les questions qui nous sont posées sont variées et imaginatives, mais parmi elles une en particulier me frappe par sa justesse :
Ce métier, la mort en général, ça rend cynique ?
Il est vrai que l'image communément acceptée d'un croque-mort est celle d'un homme froid, sombre de par son regard, son attitude. A trainer quotidiennement de l'autre côté du monde des vivants, ne finit on pas par y appartenir un petit peu? A cette question, je répondrais que ce corps de métier ne fait qu'accentuer les mentalités et pensées profondes des personnes qui y travaillent. Ainsi, l'homme fataliste verra ses idées noires vérifiées, car force est de constater que la mort fait partie de nos vies, alors à quoi bon ? Mais de l'autre côté, l'homme heureux de nature n'y verra qu'un chaleureux rappel que notre passage sur cette terre n'est que temporaire. Un chaleureux rappel de continuer à croire, à espérer, somme toute un rappel à la vie.
La mort et ce métier ne rend donc pas cynique en soi, mais pousse au réalisme c'est certain. La réalité qui nous est exposée chaque jour est crue et sans artifices, libre à chacun d'utiliser ce savoir comme bon lui semble.
Les semaines passent, les clients aussi. A raison de deux enterrements par jour en moyenne, pour environ 20 minutes de travail effectif sur une journée de 8h, le reste étant passé à attendre en lisant un livre ou en regardant Netflix, à conduire clope au bec ou simplement à dormir, mon ami et moi développons un sens inégalé du tourisme mortuaire. Les plus belles églises de Paris nous sont ouvertes, le cimetière du Père Lachaise nous dévoile ses coulisses. Nous voyageons dans toute l'Ile-de-France, découvrons la beauté du territoire français à trois dans un véhicule particulier. A force de vanter les mérites de ce travail étudiant, et il faut dire qu'ils sont nombreux en cette période de confinement : possibilité de sortir de chez soi, gagner un peu d'argent dans une période où l'économie est à l'arrêt, les questions apeurées de nos amis se transforment en inquisitions intéressées. C'est ainsi qu'au bout de deux mois, une armée de jeunes curieux en costards noirs est levée. La Citroën C3 qui nous emmène au dépôt le matin est maintenant remplie, et nous irons enterrer vos morts que cela vous plaise ou non. / ©Gabriel Hardy